Je devais avoir treize ou quatorze ans quand c'est arrivé. Ce matin là, avec Denzel, on a décidé d'aller se promener et jouer dehors. Il m'a emmené jusqu'à la banlieue de Volantis, comme on le faisait souvent en cachette. Une fois là-bas on allait au marché, même au marché noir parfois ! Et il m'apprenait à voler des trucs, c'était amusant. On finissait toujours dans la Forêt Noire, allongés par terre en train de manger un fruit qu'il avait piqué sur un étalage.. On emmenait jamais Talya avec nous quand on y allait, contrairement à quand on sortait juste jouer dans les alentours, on voulait pas qu'elle aille rapporter aux adultes ou même qu'elle se fasse aborder par des gens pas trop recommandables. C'était des moments à nous deux. On les partageait juste ensembles, lui et moi et personne d'autre. J'aimais beaucoup Denzel mais je ne saurais dire la nature de mes sentiments ni de notre relation. Il est mon serviteur, mais il est bien plus que ça et je déteste quand mon père lui manque de respect. Je sais aussi que papa le bat parfois et ça me fait de la peine pour Den... Je l'aime beaucoup trop ...

J'avais rendez-vous avec papa cette après-midi, il avait besoin de moi pour quelques recherches, j'avais promis d'être à l'heure. Malheureusement, je n'ai pas vu l'heure passer, on s'amusait trop avec Den et du coup j'ai même louper l'heure du déjeuner. On est rentrés par les airs pour aller plus vite, j'emmenais Denzel en volant, même si c'était quand même lourd pour moi. On est passés par la porte de derrière, lui, il est reparti dans les appartements des serviteurs, je crois qu'on lui a passé un savon pour ne pas avoir été là pour le service de ce midi et moi j'allais sûrement subir la même chose. J'ai essayé de marcher très discrètement dans le couloir, j'étais couvert de boue à cause de nos chahutages dans la forêt et il fallait que je puisse prendre ma douche avant que papa me voit dans cet état...

"A très bientôt, M.Freud."

Treize heure dix-sept. Cela faisait maintenant deux minutes que j'aurais du repartir pour le manoir. Est-ce que les gens se rendent compte de ce que c'est que deux minutes. On peut faire plein de choses utiles en deux minutes. Parfois même des choses intéressantes ! Mais je n'avais pas vraiment le choix. Quand le dirigeant de l'unique nation encore debout vous demande de rester pour discuter, personne n'a vraiment le choix. Son intérêt pour les projets du laboratoire grandissait chaque jour un peu plus, ce qui était rassurant. Et parfois un peu embêtant. Compte-rendu financiers, dernières avancées, expériences en cours ou à venir, état d'avancement des projets. Même les projets à venir étaient sujet à discussion. Tout y passait.

Mais qu'importe. Ce repas était fini, et pendant qu'Hethan
[*]repartait de son côté, je repartais du mien, laissant le soin de régler l'addition à quelques hommes de main. Ces deux minutes ne seraient pas fatales, puisque je prévoyais toujours certaines marges dans mon emploi du temps. Mais elles m'empêcheraient sans doute de savourer mon café. Et j'ai horreur qu'on m'empêche de savourer mon café. Hethan me le paiera. Un jour. Et Dieu sait que je suis rancunier.

Dix minutes plus tard, j'arrivais donc chez moi, où j'espérais trouver mon fils prêt à partir pour le laboratoire. Je lui avais donné rendez-vous afin qu'il puisse faire quelque chose de constructif pendant ses vacances. Il passait bien trop de temps à vagabonder avec ce vulgaire serviteur que je lui avais offert. Cela devait changer. Et pour une fois, il pourrait travailler au laboratoire. J'avais quelques petites taches à lui faire faire. Ca le changerait des quelques sessions d'observations qu'il avait pu faire jusqu'à présent.

En fin de compte, mon fils n'était pas là. Lorsque je me mis à sa recherche, aucun de mes domestiques ne savait où il pouvait se trouver. Je décidais de retourner l'attendre dans sa chambre. Et alors que j'arrivais en haut des escaliers, je l'aperçus dans le couloir, complètement recouvert de boue. C'était lamentable. Et il essayait de marcher discrètement, comme si cela allait le sauver. En un claquement de doigts, je congelais ses pieds au sol.

"Lexiel Richard Joseph Branwys." [**]

Les mots claquèrent dans l'air comme des coups de tonnerre.

"Qu'est-ce que c'est que tout ceci ? Nous avions rendez-vous il y a déjà un quart d'heure dans mon bureau."

J'étais en train de marcher en essayant de me faire discret même si je savais que je ne l'étais sûrement pas mais soudainement je me suis retrouvé cloué au sol. Du coup, comme je marchais, j'ai faillis tomber, j'ai même eu peur de me casser les deux chevilles, c'était la frousse de ma vie. Par réflexe, j'ai regardé vers mes jambes et j'ai vu qu'elles étaient bloquées par des blocs de glace. C'était très mauvais signe, ça voulait dire que père m'avait vu et qu'il allait sûrement me passer un savon. Je l'ai cherché des yeux et je l'ai aperçu un peu plus loin. Je me suis raidis quand il m'a appelé, en énonçant tous mes prénoms au complet, prénoms super ridicules, j'ai eu de la chance de ne pas me prénommer comme ça... En tout cas, quand il m'appelle ainsi, c'est qu'il n'est pas de très bonne humeur...

" Je suis désolé père ! Je n'ai pas vu le temps passer...? "

Cette excuse était bidon... Même si je n'ai pas vu le temps passer,, je n'avais pas à sortir. Heureusement qu'il ne sait pas que Denzel et moi nous allons dans les banlieues nous trainer dans la boue. Enfin là vu l'état dans lequel je suis ... Il saura au moins que je me suis trainé par terre... En plus, je me suis entaillé à la joue et au bras, je suis dans un bel état. Je me suis bien amusé, mais je suis jamais très content de revenir à la maison parce que je sais très bien que je vais me faire tirer les oreilles, surtout là. J'ai baissé les yeux devant mon père en essayant de paraître désolé, honteux, pour voir s'il allait me juger un peu moins sévèrement...

" J'étais... sorti jouer ...? "

Je le voyais déjà me regarder avec des yeux méprisants. En même temps, je suis plus un gamin, c'est un peu bête de me justifier comme ça, mais c'est un peu ce qu'on fait avec Denzel. On joue, on fait les cons, on va voler sur les étalages du marché, on s'amuse à notre façon. Et j'ai besoin de ces moments là, où je peux m'évader de cet endroit un peu trop strict, trop fermé. Je ne veux pas rester prisonnier de tout ça toute ma vie.

" Bien père ... "

J'ai baissé la tête et je suis allé rapidement dans la salle de bain qui était affiliée à ma chambre. J'ai pris mon bain et alors que je sortais j'ai entendu Denzel frapper. Je l'ai laissé entrer et je lui ai demandé de m'habiller. Je suis pas du genre à me laisser assister, même si c'est mon serviteur, mais de temps en temps j'aime bien l'embêter avec ça. Une fois habillé, je lui ai dis qu'on se reverrait plus tard parce que j'avais à faire du coup et que j'étais déjà vachement en retard maintenant... Je me suis rendu au bureau de mon père et j'ai frappé.

" Père, c'est moi, je suis prêt à partir... "

Alfred m'apporta rapidement un plateau avec mon café et deux sucres. Cela devait bien faire 15 ans qu'Alfred était à notre service, et il n'avait jamais failli. Tout était toujours parfait, avec Alfred. Jamais un mot de travers, jamais d'expression d'exaspération, jamais un retard, jamais une faute. Je me demandais si cela était inné, ou alors si ce n'était que le fruit de son expérience ? Lorsqu'il posa le plateau sur le bureau, je venais de raccrocher avec Oxymore :

- " Très bien, commencez sans nous. Je te laisse diriger les opérations. "
- " ... "
- " Oui, oui. On reste sur le plan initial. "
- " ... "
- " A tout à l'heure. "

Alfred attendait près de la porte, les mains derrière le dos et le regard dans le vide. Je lui dis qu'il pouvait disposer et jetais mes deux sucre au fond de ma tasse. Après quelques tours de cuillère, je pris le temps m'asseoir et pivotais mon fauteuil afin de profiter de la vue sur le jardin du manoir. J'étais déjà plus calme mais je commençais à me demander comment gérer mon fils. Il avait tout ce qu'il voulait. Et pourtant, il fuyait comme un voleur pour revenir couvert de boue. N'était-il pas en âge de comprendre qu'il fallait savoir suivre certaines règles en échange de tout ce confort de vie ?

J'entendis qu'on frappait à la porte. C'était Lexiel. Il était prêt. Mais je ne comptais pas partir tout de suite. Je devais d'abord fixer quelques points avec lui. C'était mon rôle de père. Je fis pivoter à nouveau le fauteuil pour lui faire face. Après avoir posé ma tasse de café sur la table, je pris donc la parole :

- " Qu'est-ce que c'est que ce comportement ? Jouer. On ne joue plus, à votre âge. Et surtout pas avec ses serviteurs. Non, ne vous avisez surtout pas de nier. Vous et votre serviteur attitré avez tous les deux manqué le repas de midi. Et son état laisse à penser que vous êtes allés au même endroit. Ca n'est pas la première fois, et je commence à croire que cet enfant à une très mauvaise influence. Dois-je le renvoyer ? Est-ce là que nous devons en arriver ? Nous avons déjà eu cette conversation Lexiel. "

Je décidais de marquer un petit temps de pause, afin de laisser l'atmosphère s'alourdir. Je savais pertinemment que Lexiel tenait trop à son unique ami. Et je n'avais plus d'autre choix que de remettre sur le tapis cette menace. Je repris ensuite :

- " Je ne peux pas me permettre d'avoir un fils aussi indigne et inconscient. Vous pourriez au moins vous contenter de rester dans le manoir. Savez-vous ce qu'il peut vous en coûter de sortir des murs de cette ville ? N'avez-vous donc rien dans la tête ? A quoi cela peut-il servir que je vous fasse suivre les meilleurs cours, que je vous offre les meilleurs vêtements, que je fasse venir un domestique de votre âge ? Cela DOIT cesser immédiatement. Vous n'êtes plus un enfant, Lexiel. Vous entamez une part de votre vie qui peut vous mener à l'échec ou à la réussite. Me suis-je bien fait comprendre ? "

J'ai attendu que père me dise d'entrer pour pénétrer dans son bureau. Il était tourné vers la baie vitrée, sur son fauteuil et donc dos à moi et quand je me suis approché il s'est retourné. C'est dans ces moments-là qu'il ressemble un peu aux grands méchants dans les jeux vidéos là, ceux qui ont quand même la classe mais qui font flipper. Et quand il me regarde comme il me regardait à l'instant, oui il me faisait vraiment flipper. Il a posé sa tasse de café sur le bureau et il a commencé à me réprimander. Comme je le pensais il savait très bien que moi et Denzel on sortait jouer dehors ensembles, en même temps je serais pas sorti seul et du coup il m'a de nouveau menacé de renvoyer Denzel. Il est mon seul et unique ami. J'ai aussi Talya mais... C'est pas la même chose, c'est une demoiselle et on est du même rang alors je ne peux pas l'emmener, si elle était blessée je pense que je me ferais tuer... En plus c'est ma fiancée attitrée, j'ai pas choisi ça, on me l'a imposé mais bon ... Tout ça pour revenir au fait que sans Denzel, je pense que je m’ennuierais trop. Il est génial, bien plus débrouillard que moi et il m'apprends un tas de trucs ! Et moi en contrepartie je le laisse lire mes livres, jouer à la console avec moi, ce genre de choses qu'il ne pourrait pas faire car ça lui coûterait trop cher. Bien sûr, tout ça en secret, un serviteur n'a pas à s'instruire ou à utiliser les biens de son maître normalement, mais je m'en fous de tout ça, il est mon ami avant d'être mon domestique.

" Père ! Ne renvoyez pas Denzel ..! Nous ne faisons rien de mal ! Et puis c'est mon unique ami... "

J'essayais de me justifier, de le convaincre de ne pas me retirer Denzel. En général, je me retrouvais toujours un peu pris au dépourvu quand il commençait à faire cette menace, c'était la pire qu'il pouvait me faire et il le savait. En général, les autres punitions ne sont pas très grave comparées à celle-ci.

" Je sais père, je me suis exposé au danger, j'ai été inconscient, mais avons été très prudents !... Je tâcherai de ne pas m'éloigner la prochaine fois, je resterai proche du manoir et j'arriverai à l'heure. Pardonnez-moi de vous avoir déçu, mais s'il vous plait ne renvoyez-pas Denzel... "

Lexiel semblait avoir compris. Mais je le suspectais de jouer la comédie, comme à chaque fois. Il était comme tous les adolescents de son âge. Sous la menace, il regrette. Et puis il recommencera, tôt ou tard. Il fallait donc le sanctionner. Et j'avais pour cela une idée parfaite.




Je ne pouvais pas simplement le priver de son serviteur adoré pendant une semaine, un mois, ou un an. Ca n'aurait fait qu'aggraver le mal. Il l'aurait vécu de façon terrible et n'aurait fait qu'accumuler la rancoeur. Non. Ce qu'il lui fallait était une leçon, une démonstration, une sanction. Il devait comprendre ce que la vie de la haute société avait à lui offrir. Et j'avais pour cela l'idée parfaite.

"Très bien. Mais je ne saurais me contenter de ces excuses. A partir de demain, vous irez passer deux semaines chez votre promise, Talya. Je suis certains que ses parents se feront une joie de vous recevoir. Vous la suivrez au quotidien sans jamais la quitter. Peut-être apprendrez-vous ainsi à observer l'Etiquette, et ses bienfaits. Pendant ce temps, Denzel restera ici à mon service et vous aurez interdiction de vous parler, ou même de vous voir. En attendant, dépêchons-nous d'aller au laboratoire. Vous nous avez fait prendre déjà bien assez de retard pour aujourd'hui."

J'étais sûr que je ne m'en tirerai pas si facilement. Père a décidé de me laisser deux semaines chez Talya. Non pas que je ne sois pas content de la voir, elle et moi nous entendons parfaitement bien mais le pire ça va être de rester sans Denzel. Je suis trop habitué à sa présence, tout le temps. Ca va être un vrai supplice de rester loin de lui aussi longtemps... Mais je sais très bien aussi que père ne changera pas d'avis, il a pris sa décision. J'ai un peu baissé la tête, j'ai essayé quand même même si je sais à quoi m'attendre.

" Denzel ne peut-il vraiment pas m'accompagner...? Talya l'apprécie aussi... "

J'ai acquiescé quand mon père a dit qu'il fallait qu'on se dépêche pour aller au laboratoire, je me suis excusé à nouveau pour nous avoir fait prendre autant de retard et je me suis dirigé vers la porte de son bureau pour sortir.